Sunday 17 June 2012

Geste


Geste: « Mouvement extérieur du corps (ou de l'une de ses parties), perçu comme exprimant une manière d'être ou de faire (de quelqu'un) » « Action et mouvement du corps et particulièrement des bras et des mains; action et mouvement employés à signifier quelque chose.». Ce mot dérive du latin gestum à son tour une dérivation du verbe gero "porter". Ce qui me frappe dans ces définitions c'est le lien entre le geste et l'expression, la signification. Pour les romains le gestum indiquait la gestuelle lié à l'art oratoire donc à la parole. Un geste n'est donc pas un acte gratuit, il est porteur d'une volonté de communication, d'une signification.1

[…] toute matière extraite, tout instrument, est le vestige d'un geste; tout geste appelle sa matière et cherche son outil.2

Le geste sonore ou instrumental dans son acception la plus simple est un geste qui produit un (ou une séquence de) son(s). Le geste instrumental peut se définir comme l'ensemble des comportements musculaires qui - en contact direct avec la matière de l'instrument - produisent de l'énergie sonore. On a une connaissance de la relation qui lie un geste à son résultat sonore: on est capable de reconnaître par l'ouïe si quelqu'un est en train de frapper, gratter, pincer… une matière (un instrument) capable de produire du son. On possède une sorte de 'mapping' entre certains profils dynamiques et certains gestes de notre corps, on a une mémoire corporelle par rapport à la dynamique sonore. Dans le cas d'un son électroacoustique qui n'a pas été produit par un geste instrumental on fait avant tout référence a notre capacité de mouvement: si le profil dynamique du son en question peut rentrer dans une catégorie de mouvement on le lie à une source, s'il ne correspond à aucun mouvement on a tendance à l'écouter d'une façon formelle ou "esthétique". C'est aussi le résultat de la recherche de Caramiaux, Bevilacqua et Schnell (IRCAM) sur la "sélection de son par les gestes".
Le geste instrumental est le moyen par lequel on peut arriver à "habiter le présent". Comme l'a justement affirmé Hugues Dufourt « […] le geste instrumental consiste en un mouvement volontaire qui aspire à retourner à l'inconscient. »3. Cet 'inconscient' dont il parle n'est rien d'autre que l'état de présence qui se réalise quand le musicien active son intuition, donc un état de conscience, une 'intelligence' qui n'est ni rationnelle ni analytique. En effet le geste instrumental est un geste éduqué par la pratique instrumentale; c'est l’équilibre que le musicien à construit entre sa capacité de contrôle musculaire et le rendu sonore. Cette connaissance acquise permet au musicien - lors de la performance - "d'oublier" la technique instrumentale, de l'aborder d'une façon instinctive car elle fait partie de son corps et il n'a plus besoin d'un contrôle direct des mouvements: ce qui l'informe sur la justesse du mouvement est le son. Ça se passe exactement comme pour le langage: dès q'on a appris le mouvement des organes vocaux pour articuler les différents sons qui composent notre langue, on n'a plus besoin de contrôler ces mouvements, c'est le son (la lettre, la parole) qui nous informent sur les éventuelles erreurs. L’habileté technique acquise par l'instrumentiste actualise les éléments d'une communication sonore qui ne se limite pas à la simple communication intellectuelle mais implique des "résonances" sensori-motrices.

Qu'il soit basé sur une fausse assomption ou sur un besoin bien enraciné, la vue d'un musicien qui joue en temps réel, engagé dans des actions qui ont un lien discernable avec les sons qu'elles produisent, fait que le public ressent l'embrassement humain de la communication. Le fait que cet embrassement peut faillir avant la fin du concert n’enlève rien a ce besoin.4

Avec les outils électroacoustiques, on passe un stade où le geste et le son ne sont plus nécessairement liés par une relation physique. Les transformations énergétiques de la chaine électroacoustique effacent les lois mécaniques de la production sonore, elles détachent la cause et l'effet.

L'informatique dissocie ce que le geste instrumental confond. On simule un effet sonore par une modélisation de signaux. On simule une technique de production sonore par une modélisation de mécanismes physiques.5

Cette dissociation introduit un décalage qui -bien que négligeable pour nos capacités sensorielles- est bien là. Les constructeurs d'instruments électroniques se divisent alors en deux grands courants: le principal fait semblant de ne pas voir cette dissociation et construit de plus en plus d’émulateurs d'instruments musicaux acoustiques, l'autre se réjouit de la libération des contraintes physiques et réfléchit à des instruments, des interfaces et enfin des gestes nouveaux pour la musique. Ces deux modalités sont le reflet de deux conceptions de la création: l'une qui se limite a une duplication simplifiée de modèles existants, l'émulation d'instruments, de genres de musiques, d'images… , l'autre qui met en question les schémas de fonctionnement des instruments, des outils et essaye de les adapter à un besoin créatif.
Si, comme l'a montré Leroi-Gourhan, l’évolution humaine n'est que la progressive extériorisation des fonctions du corps, alors notre époque électromécanique et numérisée semble celle de
l’extériorisation du cerveau et du système nerveux. Les machines nous exproprient de certaines de nos fonction de contrôle et de relation avec la réalité. Il y a un coté inquiétant à considérer que l'on approche (dans le domaine artistique) de plus en plus la réalité avec des interfaces simples, ergonomiques et qui fonctionnent parfois comme une insulte à l’évolution bio-mécanique de notre main, de notre corps et de notre cerveau. On ne réalise même plus la différence de subtilité qui existe dans l'action d'écrire à la main par rapport à la standardisation discrète de l'écriture au clavier: ce sont de toutes autres zones de notre "système" psycho-corporel qui fonctionnent. Je ne suis pas hostile à l'utilisation de l'informatique ou au progrès technique dans le domaine de l'art mais je m’inquiète de l'utilisation de la technologie qui abandonne tout esprit critique.

[…] l'esprit n'est vrai que lors qu'il manifeste sa présence et dans le mot manifester il y a "main". […] quand la parole se détruit, quand elle n'est plus le don que l'un fait à l'autre et qui engage quelque chose de son être. C'est l'humaine amitié qui se détruit. Telle est l’inquiétude des peuples. Elle n'est pas matérielle d'abord. Elle est d'abord cette inquiétude du cœur et de l'esprit qui nait de la mort des amitiés. […] étant bien clairement entendu que l'essentiel n'est pas ce qu'un dictateur pense -n'est pas l'urgence matérielle- mais une vérité plus haute qui est la vérité à hauteur d'homme -et j'ajouterai- à porté de main. Il est grand temps que la pensée redevienne ce qu'elle est en réalité: dangereuse pour le penseur et transformatrice du réel. « là où je crée je suis vrai! » écrivait Rilke.
Les uns pensent -dit-on- les autres agissent… mais la vraie condition de l'homme c'est de penser avec ses mains. Je ne dirais pas de mal de nos outils mais je les voudrais utilisables. S'il est vrai, en général, que le danger n'est pas dans nos outils, mais bien dans la faiblesse de nos mains; il n'est pas moins urgent de préciser qu'une pensée qui s'abandonne au rythmes de ses mécaniques, proprement, se prolétarise et qu'une telle pensée ne vit plus de sa création. […] toute acte créateur contient une menace réelle pour l'homme qui l'ose, c'est par là qu'une œuvre touche le spectateur ou le lecteur. Si la pensée se refuse à peser, à violenter, elle s'expose à subir sans fruit toute les brutalités que son absence a libéré. […] Le lieu de toute décision qui crée c'est la personne d'où il suit que toute l'agitation du monde n'est rien de plus qu'une certaine question qui m'est adressée, et qui ne se précise en moi qu'à l'instant où elle m'oblige à l'acte.
6

1Voir: Leroi-Gourhan: Le geste et la parole, Albin Michel, Paris, 1964-65
2Gilbert Durand: Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Dunod, Paris, 1992.
3 Hugues Dufourt: Prolégomènes à la simulation du geste instrumental, in Genevois-DeVivo, Les nouveaux gestes de la musique, Editions Parenthèses, Marseille, 1999.
4David Toop, Haunted Weather. Music, silence and memory, Serpent's Tail, London. 2004.
5Huques Dufourt; Op. Cit.
6Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, 4a le contrôle de l'univers, Gaumont, 1988

No comments: